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L'innovation va-t-elle nous sauver?

Politique, Innovation & technologie

Geneviève, Alejandro et Simon ont lancé une réflexion intéressante à laquelle je vais me permettre de contribuer, comme à l’âge d’or des blogues.

« L’innovation peut-elle résoudre les grands défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ? » demandent-ils -ce que je simplifie volontairement en « L’innovation va-t-elle nous sauver ? »

Comme ces 3 trois auteurs, je n’ai pas la prétention d’être un expert. Je pratique l’innovation, plus précisément les processus d’innovation appliqués à des questions d’intérêt commun et d’action collective. Ces processus sont issus d’une perspective spécifique, occidentale et progressiste, visant à résoudre des problèmes ou des défis. Cette perspective vient avec son lot d’hypothèses, de schémas mentaux et de valeurs qui nécessitent eux-mêmes d’être explorés, questionnés, pour comprendre où peut nous mener cette innovation qui s’élève de plus en plus comme valeur cardinale de nos organisations et institutions.

Une typologie grossière de l’innovation

Pas de grande définition académique à vous proposer, toutefois le terme d’innovation est trop galvaudé pour ne pas être précisé un peu. Je vous propose donc une typologie de mon cru, très imparfaite, mais qui va servir mon propos: des innovations de choses, que je vais nommer innovations de fonction pour avoir l’air plus professionnel, et des innovations de relation.

L’innovation de fonction est celle à laquelle on pense quand on parle d’innovation; correspondant à la définition type du manuel d’Oslo ou des variantes proches. Ces innovations vont prendre la forme de produits, de services ou de processus se traduisant généralement par des indicateurs objectivement éprouvables et différentiables de l’existant: des quantités d’intrants et d’extrants, une performance, un coût par unité produite ou utilisée, etc. C’est le saint Graal des organisations, c’est là où s’investit le gros de l’argent en innovation ainsi qu’en recherche et développement.

Le second type d’innovation, l’innovation de relation, est nettement plus difficile à objectiver: de nouveaux modes de relations entre les gens, des modes d’organisation (formels ou non), des institutions sociales voire de nouveaux paradigmes ou des changements de valeurs résultant d’un réagencement des relations et des pouvoirs. Selon moi, il faut accepter de voir cela de manière très large: les relations entre les gens, entre les gens et les organisations, entre les gens/organisations et l’environnement. On peut même envisager de sortir du domaine de l’humain. La coévolution des espèces démontre des innovations de relation: ainsi les bisons ont développé le comportement de non-fuite face aux loups, alors que face aux humains, capables d’attaquer à distance grâce à leurs armes, ils savent qu’ils doivent fuir. L’innovation de relation peut donc être vue selon deux angles: le changement intentionnel dans une relation ou un mode organisationnel ou comme un changement subséquent à un changement exogène.

Sans faire une thèse sur le sujet, le point que je veux amener est que ces deux types d’innovation, bien que généralement séparés, interagissent. Et pour être plus précis, elles ne peuvent pas s’ignorer et ont besoin l’une de l’autre. Bien que je n’ai jamais vu qui que ce soit proposer cette typologie précise, les principes sont sous-jacents dans les analyses de nombreuses personnes qui se sont questionnées sur le rapport entre de nouvelles techniques et les sociétés qui les conçoivent/reçoivent: Ivan Illich, Bernard Stiegler, Bruno Latour et surement de nombreux autres que je n’ai pas lus.

Nous sauver?

Par “nous sauver”, j’entends: avoir un effet positif dans un contexte qui paraît perdu ou très difficile. Pour avoir un effet positif, une innovation (de fonction) a besoin de nouvelles relations ou plus précisément d’un cadre relationnel adapté. Elle a besoin, par exemple, que les humains qui l’utilisent en fassent un usage respectant certains principes qui ne sont pas destructeurs.

Un exemple par exemple: Internet était destiné à être un vecteur d’émancipation, un nouveau modèle d’une société libérée faite d’ouverture et de collaboration et plein de belles valeurs du genre. Aujourd’hui c’est un amalgame de cages dorées et de musée des horreurs. Le fait que l’infrastructure technologique soit largement ouverte et basée sur du logiciel libre, là aussi plein de beaux principes, n’a pas magiquement contaminé l’espace relationnel. Il n’y a pas eu d’innovation de relation intentionnelle. Malgré quelques tentatives, aucune institution n’a permis de faire ressortir des valeurs et des modèles mentaux à la hauteur des attentes se traduisant par des usages qui sont tout sauf positifs. Quelques îlots de collaboration, d’ouverture et de partage demeurent, mais largement éclipsés par une gangrène rampante. Jusqu’à preuve du contraire le positif est incapable de faire le poids face aux comportements prédateurs et destructeurs. Ce n’est pas tant lié à une propriété intrinsèque de la technologie qu’est Internet, c’est le reflet du cadre (ou de l’absence de cadre) dans lequel cette technologie s’est répandue.

Une analogie douteuse: le jardinage

En jardinier assidu que je suis, le lecteur me permettra d’user de la métaphore: l’innovation, c’est comme un jardin potager. Comment faire de notre jardin un espace qui puisse nous remplir l’estomac, plaire à notre palais autant qu’à nos yeux et à notre esprit tout en contribuant à la richesse de la vie? L’innovation de fonction ce sont les semences issues d’un travail de sélection selon des critères ciblés. L’innovation des relations, c’est tout le travail qui va autour. Qui seront les bons et les mauvais voisins? Est-ce que chacun aura sa place au soleil? Est-ce que le sol sera bon? Quelle rotation des sols? Comment attirer les pollinisateurs? Ce sont là des questions de relations, relations entre les plantes et avec leur environnement. Le jardinier doit trouver un équilibre entre mettre les bonnes conditions, créer les bonnes relations, mais aussi attendre de voir comment le tout va se développer, car les surprises ne manquent jamais.

J’aurais beau avoir les meilleures semences, sans le travail qui va autour et un regard aussi attentif que constant, les résultats seront au mieux médiocres, au pire cela va se traduire par le développement d’espèces invasives et incontrôlables.

Une fuite en avant

Le contexte de crises multiples que nous vivons se traduit par des efforts massifs et croissants dans l’innovation de fonction. En ce moment, chaque jour amène son lot d’annonces dans ce sens. Plus de deux siècles de révolutions industrielles nous ont rendus experts à développer des choses toujours plus performantes. Nos institutions sont championnes pour appuyer ce type d’innovation: investissements, amortissements, propriété intellectuelle, retour sur l’investissement, etc.

La vitesse de développement, les méthodes de mise en marché sont rendues tellement efficaces et performantes qu’à peine née, une technologie est intégrée à un “MVP” ouvertement accessible pour tests quasi publics, qu’il s’agisse de réseaux neuronaux artistes ou d’ordinateurs quantiques. Plus que cela: même pas encore nées, certaines technologies forcent la trajectoire de l’existant. Ainsi les villes ont pour injonction de s’adapter aux voitures autonomes à venir, aux taxis volants et héliports, aux hyperloops et toute une panoplie d’autres innovations des géniaux ingénieurs et urbains urbanistes qui ne sont encore qu’à l’étape de rêves et de vies utopiques. Sauf que l’adaptation, c’est-à-dire la mise en relation entre une nouvelle chose et son environnement et les changements que cela amène, ne peut que se faire in situ et dans le temps long. L’adoption de la voiture individuelle peut se faire très rapidement, mais les vagues de changements, réverbérations du coup initial, n’apparaissent que progressivement: changement des habitudes de mobilité, puis des lieux d’habitations amenant des changements dans l’offre commerciale pour ne nommer que cela, tout ceci se fait sur des décennies.

Le point que je veux amener est qu’on ne peut pas lâcher dans la nature des innovations (de fonction) en se disant qu’elles vont a priori avoir un effet positif parce que, par exemple, elles réduisent la quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Sans une compréhension des effets de réverbération, c’est de la pensée magique. Face à une nouvelle semence, au produit d’une hybridation, je ne peux pas présumer que je vais avoir un plant grimpant, buissonnant ou rampant. Ni quelles seront ses relations avec ses voisins -parlez-en à mes plants de basilic cette année, ensevelis par des haricots grimpants que je pensais être nains. Le travail de comprendre les relations entre une nouvelle chose et ce qui l’entoure, lui donner l’espace -mais pas trop, lui fournir le bon terreau, les bons voisins, tout cela s’apprend, mais prend du temps.

En revanche, même sans nouvelle semence, je peux tester de nouvelles relations. Si l’on s’en tient aux arts potagers, les fameuses 3 sœurs de l’agriculture Haudenosaunee / Iroquoienne sont un exemple frappant. Dans un contexte social, l’introduction de nouveaux modes d’organisation est un facteur majeur dans l’évolution des sociétés humaines. Toutefois, c’est encore moins linéaire que de développer une nouvelle technologie. Souvent cela implique de changer des modèles mentaux, des valeurs collectives. C’est un travail de longue haleine. La révolution conservatrice des années 80 qui a fait des valeurs néolibérales, le schéma de pensée dominant en Occident a démarré dans les années 50-60 et atteint seulement maintenant son plein impact. Heureusement, il n’y pas eu de que mauvaises innovations de relation: le mouvement des droits civiques, le féminisme et la reconnaissance de l’égalité des femmes sont aussi des exemples où l’évolution de schémas mentaux et des relations entre les personnes ont fait (re)naître des comportements entre personnes désormais considérées comme égales.

À ce stade-ci, certains lecteurs se grattent possiblement le crâne en se demandant s’il n’est pas exagéré de considérer le néolibéralisme ou le mouvement civique comme des formes d’innovation. C’est possiblement un point de vue tiré par les cheveux, un excès de tout vouloir voir à travers la lentille de l’innovation. Le point que je veux amener ici, peu importe la lentille, c’est que de nouvelles choses ne peuvent pas grand-chose sans de nouveaux comportements.


Je n’ai pas vraiment de crainte que nous allons continuer à produire des innovations, des choses, qui auront une contribution majeure face aux défis que nous vivons. Toutefois, le travail sera toujours à refaire si ces choses et leur performance demeurent notre seul focus. Pire, ce ne sera qu’une fuite en avant, chaque introduction créant des effets secondaires imprévus. L’innovation de relation, qui prend aussi le nom d’innovation sociale, d’innovation systémique ou simplement d’écologie, est absolument nécessaire et demeure beaucoup moins connue et c’est plus grave, largement sous-investie. Il est donc nécessaire que la notion d’innovation dépasse certains paradigmes comme de chercher des solutions rapides à des problèmes selon une approche réductionniste/positiviste.

La bonne nouvelle, c’est qu’à l’image du mouvement des droits civiques, par exemple, on voit poindre de nouvelles perspectives: des auteurs comme Descola et d’autres ont débuté le travail de décentrage du modèle que lui-même nomme naturaliste pour penser d’autres modèles d’être au monde. Cela se fait en parallèle avec un intérêt et un rapprochement avec les modes de pensées traditionnels, parmi lesquels on retrouve les Premiers peuples nord-américains, qui à travers les siècles ont développé une attention aux relations qui est venue à nous manquer.

Est-ce que l’innovation va nous sauver? L’innovation de fonction seule peut surement repousser un précipice, éloigner un mal (les changements climatiques) au risque toutefois de n’en rendre que plus saillant un autre (crise de la démocratie). Si on accepte une innovation au sens plus large, qui nous amène dans la dimension du relationnel et de l’être au monde, il est possible d’entrevoir un effet en profondeur, de sortir de l’hubris du créateur-contrôleur et de retrouver des savoirs oubliés, de favoriser les équilibres et la régénération plutôt que des solutions. Certains diront qu’à ce stade-ci, le terme innovation n’est plus vraiment approprié; si tel est le cas, c’est possible que la notion d’innovation soit à classer dans la panoplie de l’hubris humain et à reléguer aux oubliettes.

Stéphane Guidoin est un amateur de chocolat, d'aïkido, de voile et de jardinage et dont le cerveau turbine constamment sur l'impact des technologies, les crises longues et ce qui fait que la vie mérite d'être vécue.

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