Des hauts, des bas, des arrêts, des reprises et, finalement, l’impression de commencer à maîtriser quelque chose.
Avant le congé des fêtes, j’ai eu le plaisir de recevoir le grade de shodan, soit le premier niveau de ceinture noire en aikido. Mon but ici n’est pas de me flatter l’égo (ou pas tant), mais de partager ce que cette pratique m’apporte, bien au-delà du tatami, dans un contexte où j’essaie souvent d’expliquer que l’aikido est un guide pour moi dans mon quotidien et notamment au travail.
Ma mémoire ayant ses défaillances, je pensais avoir entamé mon cheminement en 2005. En fait, mon blogue antédiluvien m’apprend que j’ai posé le pied sur le tatami d’Aikido de la Montagne en janvier 2004, soit il y a presque 20 ans! Dans les faits, c’est plus 15 ans de pratique active, entre 2000 et 2500 heures sur le tatami principalement à l’Aikikai de Montréal puis à McGill Aikido.
À l’époque, après mon second cours, j’écrivais
« Pour ce qui est de l’Aikido, ça implique que mes pieds ne sont jamais au bon endroit quand je fais une prise, donc je fais des croche-pattes à mes partenaires, je me retrouve trop loin ou dans le mauvais sens, bref c’est pas toujours facile ! »
(le 22 janvier 2005)
20 ans plus tard, il me semble que le constat demeure le même. Et pourtant, quel chemin réalisé depuis ! Mais l’important n’est pas sur le contrôle de mes membres.
Mais alors, pourquoi l’aikido?
« L’aikido, c’est un art de vivre. » Voici une des paroles du sensei invité lors du séminaire où j’ai obtenu ma ceinture. Pour moi, ceci résume parfaitement ma perspective. Au premier degré, c’est un système de combat complet (main nue, armé, seul ou à plusieurs). Au second degré, c’est effectivement une philosophie de vie.
Plus précisément, pour moi, l’aikido est un “embodiment” de ce que je vis hors du tatami. Sans entrer dans un traité de philosophie, la logique d’embodiement est profondément liée au principe de monisme introduit par Spinoza: le corps et l’esprit sont les deux facettes de notre réalité (s’opposant donc au dualisme de Descartes par exemple). Selon ce principe, certaines activités physiques ont le pouvoir de soutenir un lien fort entre les états émotionnels, psychologiques ou spirituels et l’action physique.
Plusieurs arts martiaux intègrent le principe de non-opposition à la force, dans la mesure où les techniques permettent que ce ne soit pas (toujours) le plus puissant qui l’emporte. En aikido, ce principe est poussé à son comble selon le principe aiki: l’harmonie des énergies; faire que ce qui était deux (deux pratiquants, deux énergies, deux mouvements) ne fait plus qu’un. Pour en arriver à ce stade, il est primordial d’être dans un état physique (et donc mental) relâché pour percevoir l’énergie et les mouvements et s’y adapter.
Avant de pratiquer des frappes (coups de poing, etc.), le parcours d’aikido commence beaucoup par des saisies: saisies aux poignets, aux épaules, par-derrière, etc. Ces attaques ne sont pas nécessairement réalistes, mais elles permettent de sentir combien notre esprit se contracte lorsqu’on est “pris”. Au début, la majorité des pratiquants vont 1. se figer et 2. regarder le lieu de la saisie comme si le cerveau avait besoin de voir pour confirmer qu’il est pris. Et la réaction naturelle ensuite est de tirer, de reprendre le contrôle sur notre membre emprisonné -action en général vouée à l’échec pour peu que l’opposant tienne pour de vrai.
Pourtant, bien souvent, une simple prise n’est pas suffisante pour immobiliser une personne. Alors que l’esprit est naturellement concentré sur le point de la saisie, être en mouvement permet de percevoir tous les espaces de déplacement possibles.
Combien de fois se sent-on pris? Immobilisé par d’autres personnes, par les situations, etc. Pour moi, l’aikido est un moyen de ressentir à quel point le mouvement ne doit pas s’arrêter, les situations a priori bloquées peuvent ne pas l’être tant que ça. Mais pour percevoir les espaces de mouvement, il faut être relâché, il faut que tous nos sens soient en action. Évidemment, dans notre vie “mentale”, il est difficile de percevoir ces espaces de mouvement, tout comme il est difficile de sentir ce relâchement. Le fait de vivre ces situations de manière concrète et physique permet d’apprendre à percevoir tous ces possibles.
« For me the ultimate goal is the development of your inner and outer consciousness. Inner consciousness because if you want to change your body mechanics, you need to understand what your mind and body are doing. Outer consciousness is important for being able to engage spontaneously with other people. »
Leo Tamaki, Aikido Journal
Chaque fois que j’ai une bonne pratique, je ressens jusqu’au plus profond de mes fibres cette unité entre mon corps et mon esprit ainsi qu’avec le corps et l’esprit de mes partenaires. Et cela ouvre un vaste champ de transposition entre la pratique physique et les relations humaines en général. Ce que je trouve fascinant, c’est d’observer comment des idées parfois contradictoires, que l’on peut ressentir comme des dilemmes lorsque présentées de manière abstraite, peuvent en fait s’exprimer et être dépassées très concrètement en aikido. Il est possible, par exemple, de ressentir ce que veut dire accepter sans subir, s’efforcer de ne pas agir en victime sans pour autant devenir un agresseur ou encore comprendre qu’en étant inflexible, on se bloque beaucoup d’options de mouvement. Chaque expérience en aikido peut facilement être libératrice hors du tatami!
Je pourrais épiloguer encore longuement sur la pratique de l’aikido. Après chaque pratique, j’écris un billet de blogue au complet dans ma tête. Et en fin de compte, une des raisons pour lesquelles je ne passe que rarement à l’acte d’écriture, c’est la difficulté d’exprimer ce qu’on ressent physiquement dans ce genre de pratique, comment on ressent ses propres états et ceux de ceux avec qui on pratique.
20 ans derrière moi et j’espère encore 20 ans devant, voire plus. La beauté de l’aikido, c’est qu’il est possible de le pratiquer jusqu’à un âge assez avancé -si la santé le permet. Et c’est tant mieux, car la ceinture noire n’est que le début d’une nouvelle étape d’un chemin qui n’a pas vraiment de fin.