Je ne sais pas vous, mais personnellement je pense que nous sommes foutus.
Attendez, je vais préciser un peu ma pensée: je pense qu’il est désormais impossible de contenir le réchauffement planétaire en-deçà de 1.5°C. Regardons les chiffres froidement: nous sommes déjà, en 2021, à une augmentation de 1.1°C. Selon un rapport récent du GIEC, en suivant la trajectoire actuelle, on devrait atteindre le 1.5°C d’augmentation en 2030… 2040 si on est chanceux. Je tiens à signaler que depuis 20 ans, l’augmentation de température suit pas mal toujours le scénario le plus pessimiste du GIEC. Chaque année, ou presque, la production de GES anthropiques augmente par rapport à l’année précédente. Fait important toutefois: cette croissance ralentie de manière évidente, on peut envisager d’atteindre le pic de production de GES prochainement.
Sauf que voilà: la durée de vie du CO2 dans l’atmosphère est de 100 ans, l’inertie est énorme. Donc, mettons qu’on atteigne bientôt le pic de production de GES, on en a encore pour plusieurs années avant de revenir à un niveau acceptable, c’est-à-dire arrêter de faire augmenter la concentration de CO2 dans l’air. Pour vous en convaincre, je vous propose un exercice assez simple: Nous sommes actuellement à une production avoisinant les 30Gt eq.CO2/an. Mettons, pour l’hypothèse, que le niveau acceptable pour arrêter de faire augmenter la concentration atmosphérique, correspondant donc à la capacité d’absorption de la planète est de 15Gt eq.CO2/an**. En gros ça veut dire que tant que la courbe ci-dessous est au-dessus de 15, on continue à faire augmenter la température…
Grosso modo, le sommet de la courbe de production annuelle (qu’on simplifie en courbe normale) corresponds à la zone d’augmentation la plus abrupte de la courbe cumulative, son intégrale , qui correspond à une courbe logistique. Preuve que les maths, même de base, ça sert.
Bref pour dire ça simplement, une fois le pic de production atteint, on continue encore à augmenter la concentration de CO2 atmosphérique pendant des décennies. Le graphique ci-dessus se base sur des données de l’Agence internationale de l’énergie, autant pour l’historique que pour les deux scenarios des premières années post-pandémie; la trajectoire jusqu’en 2050 est la mienne à partir des scenarios de L’AIE. Notez que mon scénario GIEC, avec 10% d’augmentation et un pic atteint avant 2030 est plus optimiste que le rapport qui vient de sortir qui table sur 16% d’augmentation d’ici 2030 sur base des “contributions déterminées au niveau national” déposées par les pays.
Imaginez: les voitures thermiques qui sont vendues aujourd’hui, elles vont continuer à rouler combien de temps? 15 ans? En 2035 elles seront encore en fonction possiblement. C’est encore pire pour les procédés industriels mis en œuvre aujourd’hui dont les investissements ont été soigneusement établis pour s’amortir souvent sur des décennies. À moins que de nombreux gouvernements investissent/subventionnent massivement pour remplacer ces voitures et procédés industriels (ce qui semble peu probable vu l’état des finances publiques un peu partout), le retrait des sources de pollution va se faire bien trop lentement.
Bref, je n’ai pas un doctorat en modélisation d’émission de GES; un peu comme pour les cas de COVID-19, je me contente de regarder les taux d’évolution et partir du principe que ces taux ne peuvent pas varier rapidement; ils suivent une trajectoire qui n’accepte pas vraiment de cassure, sauf situation exceptionnelle (les deux cassures dans le graph sont la crise financière de 2008 et la pandémie, tout porte à croire que pour la pandémie comme pour la crise de 2008, on n’évitera pas un rebond). Et si la COVID m’a démontré quelque chose: il est beaucoup plus fréquent que les choses s’étirent plus dans le temps que souhaité.
En d’autres termes, le rythme d’augmentation des températures va se poursuivre pendant des décennies, le 1.5°C sera dépassé, et il sera même dépassé “bientôt”, inutile de continuer à s’accrocher à l’hypothèse qu’on restera dans cet intervalle vivable.
J’écris ceci avec en tête la prochaine sortie de la série tirée du cycle Fondation d’Asimov. Ceux qui me suivent se rappellent que j’ai déjà utilisé Fondation comme inspiration. Ici je vais le prendre dans le sens le plus strict de cette fiction: le principe de base repose sur une technique développée dans un futur lointain, la psychohistoire, une science statistique qui permet à son créateur, Hari Seldon, de déterminer que l’empire galactique alors hégémonique est voué à s’effondrer très lentement, sur des siècles. Si rien n’est fait, une période de chaos galactique s’étirera sur au moins un millénaire. En utilisant les principes de la psychohistoire, le scientifique pense possible de semer la graine -la Fondation- qui permettra de stabiliser beaucoup plus rapidement la galaxie. Le chaos est inévitable, mais durera moins longtemps. Je ne vous ai pas trop divulgaché la future série, on apprend l’ensemble de ces éléments dans les premières pages du roman du premier tome.
Le lecteur aura rapidement compris le parallèle et la pertinence de produire cette épopée à la “télévision” par les temps qui courent. L’idée d’Asimov ici est que l’histoire est têtue. Elle peut être influencée, mais à la marge… marge qui, un jour lointain, devient le principe dominant. Quand le sens de l’histoire est de nous envoyer vers une période difficile, il n’est pas vraiment possible de l’éviter complètement. Il est possible d’atténuer (un peu) cette période, il est possible de la raccourcir. Certains me diront, avec justesse: c’est une fiction. Certes, ça l’est, mais Asimov s’est basé sur le fonctionnement de l’histoire pour développer son idée, et quand on regarde la question des changements climatiques, on ne peut qu’y trouver un écho évident (de même pour la pandémie d’ailleurs).
Pourquoi faire le parallèle avec Fondation, hormis pour le plaisir intellectuel de la chose? Personnellement, je pense que c’est important car ça nous aide à chercher les bons signaux et à envisager la meilleure posture possible.
Les bons signaux: bien que la tendance générale est mauvaise (cf. mes premiers paragraphes), les graines de la stabilisation sont semées. Ainsi depuis les années 2000, il y a une désynchronisation entre l’augmentation des extrants économiques (e.g le PIB) et la production de GES. En d’autres termes, l’intensité de production de GES a pris un virage à cette époque qui nous permet aujourd’hui d’envisager d’atteindre le sommet de la production de GES. J’étais parmi les premiers à me lamenter de l’échec du protocole de Kyoto à l’époque, je pense qu’avec le recul il a tout de même permis de commencer la vague de fond. Évidemment insuffisamment, évidemment par rapport aux objectifs qui étaient de rigueur à l’époque c’est un échec cuisant. Mais dans le sens de l’histoire de l’époque, c’était une sorte de Fondation, le premier signal faible du changement à venir. On peut se lamenter de l’échec du protocole de Kyoto, on peut se féliciter qu’à l’époque des gens, des pays, ont posé ce geste qui a l’air presque anachronique par rapport à la lenteur de la réaction mondiale.
Ce sur quoi je veux mettre l’accent ici, c’est le changement de trajectoire, l’inflexion dans la courbe. Inflexion souvent à peine perceptible sur le moment mais qui préside pourtant à l’évolution sur le long terme.
La posture à prendre. C’est triste à dire, mais on s’en va, en tant qu’humanité, vers pas mal de souffrance. Nos générations et surtout les générations qui vont suivre ne vont surement pas l’avoir facile. Et disons-le, ils vont nous haïr parce qu’en rétrospective, il semblera invraisemblable que nos générations n’ont pas agit plus promptement alors que tous les indicateurs pointaient vers le rouge. Un peu comme Hari Seldon, nous contemplons un abysse que nous savons inévitable.
Cependant, je ne suis pas un adepte de la collapsologie non plus. Je ne pense pas que l’humanité va s’effondrer. Des pays vont possiblement s’effondrer ou fortement chuter. Dans les décennies à venir, des crises, des spasmes, possiblement comparables à ce que nous avons vécu avec la pandémie, peut-être plus difficiles, vont se produire. Et c’est assez inévitable. Ce qui ne veut pas dire que la vie de toute l’humanité sera misérable tout le temps. Je pense que c’est important d’envisager le futur ainsi, car c’est ce qui est de plus probable. Nous voyons déjà les effets d’un réchauffement de 1.1°C, c’est indéniable. Maintenir une sorte de narratif que tout ira bien si on s’arrête à une augmentation de 1.49°C et qu’à 1.5°C tout fout le camp (j’exagère, je sais) n’aide pas à se préparer adéquatement.
Se préparer adéquatement? Ça veut d’abord dire qu’en plus de l’effort colossal à mettre pour baisser la production de GES, il faut également investir dans les contre-mesures: aide internationale aux pays les plus vulnérables, développement de stratégies d’adaptation, etc. C’est grosso modo c’est ce que nous dit Antonio Guterres (merci à François pour la citation):
« We need a breakthrough on protecting people and their livelihoods, with at least half of all public climate finance committed to building resilience and helping people adapt. And we need much greater solidarity, including full delivery of the long-standing climate finance pledge to help developing countries take climate action. There is no alternative if we are to achieve a safer, more sustainable and prosperous future for all.»
Antonio Guterres, UN Agencies Present Latest Climate Science, 16 septembre 2021
Ça va être difficile parce qu’au début on va avoir l’impression de faire des trucs dans le vide. C’est comme au tennis, quand on débute, on a toujours l’impression qu’on prépare notre mouvement trop tôt par rapport à la balle qui semble encore bien loin, et la balle arrive toujours sur nous plus vite qu’on pense.
Je souligne en particulier le morceau suivant “we need much greater solidarity”. On a vu pendant la pandémie que c’était un facteur clé. Malgré les efforts individuels et collectifs, c’était toutefois insuffisant. Des infrastructures sociales sont nécessaires pour soutenir une solidarité pérenne et ça met du temps à se construire. Malheureusement, au Québec et ailleurs, on prend le chemin inverse alors que plusieurs mouvements politiques multiplient les tactiques pour diviser les populations selon plusieurs axes, tout en sapant la légitimité des institutions en place (ce qui peut amener à se poser la question si les institutions en place sont les bonnes, c’est un autre débat).
La posture à prendre, c’est aussi accepter que ce n’est pas une bataille ou une guerre. Nous ne “vaincrons” pas. Personne ne pourra dire sur son lit de mort “j’ai vaincu la crise climatique”. Il faut accepter, comme les personnages dans Fondation, que nous sommes voués à rester de petits engrenages. Fondation se déroule sur des siècles, au début du cycle, chaque chapitre couvre simplement une génération. Mais chaque génération est importante! Chacune a un rôle à jouer et le joue, même au moment le plus ingrat.
Et c’est un peu ma conclusion pour le moment: même si clairement les choses vont dans la mauvaise direction, même si nos actions les plus audacieuses dans notre vie ne permettront pas de radicalement changer les choses, nous devons quand même agir en sachant que c’est important. Que les actions que nous menons, aussi petites soient-elles à l’échelle du grand tout, sont importantes et nécessaires.
Je sais que ce n’était pas nécessairement le message que Camus voulait passer avec Le mythe de Sisyphe, mais c’est un peu ainsi que le ressens: on va devoir pousser notre pierre dans un monde absurde et ingrat, sans jamais en voir la fin, et on va devoir le faire heureux de le faire et convaincu de la nécessité de pousser cette pierre. “Il faut imaginer Sisyphe heureux” conclut Camus.
« Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir…»
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942.
Je dédie ce billet à Louise Guay dont le décès m’attriste profondément. D’abord parce que Louise, dans sa recherche perpétuelle du beau n’hésitait pas à pousser sa pierre en dépit de l’absurde qui l’entourait. Ensuite parce que ses actions soulignent à quel point nous, en tant que société et en tant qu’individus, n’accordons pas assez de temps à ceux qui pensent le changement.
**J’en ai aucune idée du seuil réel d’absorption de la terre. Je me suis permis de prendre une valeur un peu inférieure à 1990 qu’on prend souvent pour référence, on sait que la température commençait déjà à augmenter à l’époque mais dans une mesure nettement moindre. Je prends ici les chiffres liés à l’énergie. En réalité les chiffres sont plus élevés, la biomasse, notammant l’élevage intensive bovin contribuent à augmenter les chiffres, mais prenons le modèle le plus simple.