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Bifurquer, bis repetita

Politique

De manière quasi-synchrone à la publication de mon billet d’avril dernier présentant la logique de bifurcation inspirée des principes de thermodynamique, feu Bernard Stiegler et un collectif d’auteurs publiaient Bifurquer, il n’y a pas d’alternative, une réflexion majeure sur la nécessité de … bifurquer! En lisant finalement cet ouvrage, je découvre avec joie une similarité dans les réflexions, évidemment significativement plus abouties!

Le point de départ de ce recueil est la crise écologique à laquelle nous faisons face. Toutefois, cette crise est analysée à l’aune d’une autre crise: celle de la production du savoir et la colonisation de nos esprits par les procédés marketing et les technologies. C’est une cathédrale théorique tournée vers l’action. Ce livre fut largement écrit avant la crise de la COVID mais demeure riche d’enseignements obligeant à regarder plus loin que les ratés gouvernementaux et les boucs émissaires pour se demander quelles sont les voies de sortie de ces crises.

Cette publication me pousse aussi à réviser certaines de mes réflexions passées; pour l’instant je vais toutefois me contenter de couvrir les éléments clés de Bifurquer, la manière dont j’intègre ces éléments dans mes réflexions ira dans un billet subséquent.

Anthropocène et entropocène

Le point de départ du livre est de considèrer l’ère anthropocène au-delà de la question environnementale en intégrant la logique thermodynamique et l’entropie dans la réflexion. Comme je l’écrivais, la thermodynamique repose sur des principes statistiques et stochastiques et donc irreversibles, plutôt que déterministes (à la Newton), ce qui change profondément la manière d’aborder les systèmes et leur évolution. Sans faire une thèse sur le sujet: la logique thermodynamique introduit un principe complémentaire, l’entropie, dont la valeur ne peut qu’augmenter dans le temps au sein d’un système fermé (c’est même, selon certaines théories, la définition même du sens du temps: le sens du temps celui où l’entropie augmente). L’entropie caractérise, parmi d’autres choses, l’augmentation du “désordre”, au sens d’une configuration des éléments où ils sont moins capables de produire une énergie, un travail.

Par une série d’analogies, les auteurs de Bifurquer, définissent l’ère actuelle comment entropocène, une période caractérisée par sa production incontrôlée d’entropie sous forme d’une dispersion erratique d’énergie, incluant l’énergie cognitive, soit les savoirs. Ainsi l’entropocène (et l’anthropocène)…

« se caractérise par des activités humaines tendant à détruire leurs conditions de possibilité – tant au niveau des organisations biologiques (organismes, écosystèmes) qu’à celui de la capacité de penser. »

Le contrôle de la génération entropie devient ainsi la nécessité de bifurquer: non seulement pour se désintoxiquer de notre usage des technologies du carbone, mais aussi pour reprendre le contrôle de notre capacité de penser et de notre agentivité face à des mécanismes technologiques nuisant à la production et à la diversité des savoirs nécessaires à cette décarbonisation.

Noodiversité et prolétarisation

Dans ce contexte, la capacité à générer des idées improbables (l’inverse de l’entropie qui va toujours vers le plus probable) devient un champ de bataille à part entière. Ce que les auteurs nomment noodiversité (diversité de la noèse, variété des modes de pensées) devient une condition nécessaire pour bifurquer.

À contrario le processus de prolétarisation réduit l’univers des possibles, avec un sens particulier pour la prolétarisation. Alors que dans l’analyse marxiste classique, la prolétarisation est la perte des moyens de production par les travailleurs, ici la prolétarisation est vue comme une dépossession des savoirs; dans une société post-industriel, les savoirs sont les moyens de production et ces savoirs sont de manière croissante intégrés à des systèmes réalisant toutes sortes de tâches complexes où l’humain devient un rouage inculte. Or les savoirs passés sont la base de la noodiversité, il faut une base de savoirs pour développer de nouveaux savoirs: l’agriculture urbaine se base sur des savoirs ancestraux bonifiés de nouvelles pratiques et de nouvelles technologies.

« La décarbonisation de l’économie passe donc par la déprolétarisation de l’industrie »

Ce point de vue permet également de prendre en compte une autre tendance lourde à savoir la baisse de salariat et la nécessité d’une vision renouvelée de la redistribution économique des gains de productivité. En fournissant les bases pour développer de nouveaux savoirs, la noodiversité donne naissance à des nouvelles économies tout en augmentant l’autonomie des personnes.

Les localités, l’expérimentation et délibération

Cependant, le développement de ces savoirs pour lutter contre l’entropocène ne peut se faire dans le vide: il faut un substrat, un espace, des esprits liés par une culture commune et capables d’interactions. En effet, le développement de nouveaux savoirs se fait par l’échange de savoirs existants ancrés dans des contraintes particulières. Pour continuer l’exemple sur l’agriculture urbaine: si son développement peut être considéré comme souhaitable à l’échelle planétaire, les savoirs spécifiques nécessaires se déploient à l’échelle locale de part les contraintes climatiques, l’espace, la réglementation, les habitudes alimentaires locales, etc. Pour les auteurs, le substrat, c’est la localité: un espace d’une certaine uniformité et délimité par une culture, une appartenance et des savoirs partageables.

« Contrairement à l’information, le savoir ne se dévalorise pas avec le temps, il ne s’use pas en étant pratiqué, mais s’enrichit au contraire à mesure qu’il est transmis : il est inusable en ce sens. »

Cette dynamique fait des habitants de la localité la source primordiale de l’intelligence territoriale: en expérimentant des solutions à leur échelle et correspondant à leurs savoirs, les habitants contribuent à développer de nouveaux savoirs capables de lutter contre l’entropie. À travers ce processus de capacitation/empowerment il devient ainsi possible à la population d’orienter le développement de leur localité selon une approche cohérente avec l’essence même du territoire considéré (son histoire, sa localisation, sa population, etc.)

Cette démarche doit se faire de manière simultanée à un augmentation des capacités délibératives -un autre sujet qui m’est cher. En effet, les dynamiques électives et représentatives actuelles ne permettent pas de prendre en compte le niveau de détail nécessaire pour comprendre les systèmes de production de savoir mis en œuvre. Il devient donc nécessaire de mettre en place des mécanismes de délibération et de choix collectifs pour assurer et renforcer le développement et le déploiement de nouveaux savoirs.

Dans le livre, la notion de localité est vaste. Elle est généralement entendue au sens urbain, et peut s’interpréter dans différentes échelles imbriquées: la localité du quartier ne s’oppose pas mais est plutôt constitutive de localités supérieures: villes, régions, etc. La notion de localité peut donc aussi être pensée dans le milieu rural, milieu qui était cher à Stiegler.

Recherche contributive, économique contributive

Le développement de nouveaux savoirs ne peut pas non plus se faire sans l’appui de processus de recherche formels. Le livre propose donc d’intégrer à l’expérimentation et à la délibération à l’échelle des localités des processus de recherche dite contributive: l’intégration de chercheurs de domaines académiques variés directement au sein des espaces citoyens.

Le but est de mettre le milieu de la recherche directement au contact du développement de savoirs à l’échelle locale, d’appuyer ce développement des savoirs et méthodes académiques et d’assurer un transfert et une mise en application directe de ces savoirs par les habitants tout en assurant la formalisation des nouveaux savoirs de terrain par le milieu académique.

« Pour ce faire, il faut pratiquer la recherche contributive, c’est-à-dire : partir des pratiques sociales et territorialisées de proximité, productrices des nouvelles formes de savoir générées par l’appropriation de ces technologies, et transformant ces technologies en retour. »

À noter que cette approche ressemble beaucoup à ce qui se fait depuis plusieurs décennies avec la logique de grappe industrielle (ou de système d’innovation régionaux, un autre de mes dadas) avec la logique de triple hélice: recherche académique, entreprises et gouvernements. La proposition ici est, plutôt que de cibler le transfert avec des entreprises, de cibler directement des groupes citoyens engagés dans l’évolution de leur territoire. Le but n’est pas de remplacer la logique de transfert vers les entreprises, mais de la compléter dans une logique de capacitation et de déprolétarisation.

Là encore, ce sont des choses qui existent en partie: le Laboratoire sur l’agriculture urbaine (AU Lab) à Montréal inclut des pratiques de transfert vers les urbains-agriculteurs. Toutefois ces dynamiques demeurent limitées à quelques chercheurs habités d’une volonté de contribution et non d’une démarche systématisée dans le milieu académique. Par ailleurs les approches existantes sont généralement limitées à un domaine d’expertise (e.g l’agriculture) alors que l’approche du livre préconise de combiner des savoirs variés -par exemple d’économie, de droit du travail, de méthodes de production & d’ingénierie, etc- pour augmenter la diversité et en bout de ligne, produire des avenirs improbables -ceux où on sort de ces crises vers le haut. Tout ceci peut sembler bien théorique, il faut toutefois noter que Bernard Stiegler et Ars Industrialis ont réunis tous ces éléments dans un Territoire apprenant contributif en Seine-Saint-Denis, en France -ce n’est pas juste de la théorie.

Soigner (avec) les technologies numériques

Du point de vue de l’entropocène, les technologies numériques représentent l’aboutissement de la logique d’incapacitation où algorithmes et le traitement de données sont mis au service des techniques de commercialisation avec pour objectif de standardiser les comportements et les désirs à une offre de produits. Le corrolaire est de saper la noodiversité et de créer une hyperprolétarisation au sens où, au-delà des savoirs, les populations sont partiellement dépossédées de leurs envies et besoins.

Ici ressurgit un thème phare de Stiegler à savoir que les technologies sont des pharmakons; comme les molécules médicales, à la fois poison et médicament selon le dosage et la formulation. Toutefois synthétiser des services et produits numériques qui pansent ne peut se faire dans l’éther et sans s’accrocher à des besoins et des savoirs préexistants.

C’est pour cela que l’appropriation des outils technologiques doit absolument s’insérer dans la démarche précédente, de la noodiversité à la localité en passant par la recherche contributive et la délibération, afin de synthétiser de outils numériques qui contribuent à lutter contre l’entropocène et non à le renforcer comme c’est actuellement le cas.

« Sous quelles conditions ces technologies –comme dispositifs infrasomatiques, plateformes, appareils, interfaces, fonctions, algorithmes, formats et structures de données – permettent-elles de prendre soin de soi, et dans quelles conditions ne le permettent-elles pas? Comment réinventer la vie éthique au moment où un grand nombre de nos actions sont devenues automatisées? »

Et bien d’autres choses…

Le livre couvre bien d’autres sujets dans cette cathédrale d’idées et de connaissance; en faire la liste exhaustive reviendrait à reproduire ses 300 pages et quelques. J’ai présenté ici la colonne vertébrale de cet ouvrage et notamment les principes qui me semblent les plus pertinents pour ma pratique.

Je ne saurais dire combien ce livre me semble important bien que j’ai très clairement un biais de confirmation puisque je retrouve ici, pleinement développés, plusieurs principes qui me sont chers. Cette cathédrale est possiblement trop théorique, allant jusqu’à proposer un nouvel ordre mondial (que je n’ai pas couvert ici) toutefois, comme je le signalais, Stiegler et ses collègues ont tout de même pris la peine de mettre en œuvre certains principes pendant plusieurs années.

Comme souvent avec Stiegler (car à tout dire, son style d’écriture est omniprésent), on peut regretter un livre difficile d’accès. Je le mettrai dans les mains de chacun s’il n’était pas aussi lourd à lire (disons-le comme c’est) nécessitant d’être familier avec certains principes de la pensée stieglerienne ou d’autres penseurs -le jargon philosophique est omniprésent et rend la lecture quasi-impossible sans connaître la significations de certains termes. Je me demande aussi s’il était vraiment nécessaire de faire appel à l’entropie comme principe unificateur qui peut rendre tout ceci un peu ésotérique (l’entropie, c’est un peu comme le principe d’onde-particule: même quand on le connait bien, ça demeure difficile à comprendre)

Quoiqu’il en soit, il est bien triste que Stiegler ait mis fin à ses jours quelques mois après la sortie de ce livre; c’était définitivement un penseur majeur de l’anthropocène sous toutes ses facettes. Il nous laisse la tâche de reprendre la sommes des connaissances qu’il a agencé ensemble et de les mettre en œuvre, d’une manière ou d’une autre.


« L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir si elle veut continuer à vivre. »

Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.

Stéphane Guidoin est un amateur de chocolat, d'aïkido, de voile et de jardinage et dont le cerveau turbine constamment sur l'impact des technologies, les crises longues et ce qui fait que la vie mérite d'être vécue.

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