Selon toute vraisemblance, la crise que nous vivons actuellement n’aura pas de solution facile et rapide. La principale solution, d’ordre médicale, est possiblement dans plusieurs mois. Pour retrouver un semblant de normalité (e.g sortir de chez nous), nous allons devoir prendre, dans les quelques semaines qui arrivent, des décisions qui auraient normalement pris des années à atterrir. Nous vivons à la fois dans un temps suspendu et accéléré. Ces décisions donneront naissance à une nouvelle normale. Ce processus de décision accélérée fera de la COVID-19 une grande bifurcation pour nos sociétés.
Dans la peur de la maladie et l’empressement (justifié) de relancer la machine, des décisions lourdes de conséquence seront prises; une fois une nouvelle modalité adoptée et en place, la marche arrière sera très difficile. C’est pour cela que même si nous sommes encore “dans” la crise, nous ne pouvons faire l’économie de penser à la suite, et vite!
La suite, pour le Québec et pour le monde
Il n’existe que deux sorties de crise: une solution médicale (un antiviral extrêmement efficace ou un vaccin) ou une baisse significative de l’intensité du virus (facteur climatique, mutation, etc). Hors de cela, les solutions non-médicales sont des pis-aller. La seule solution non-médicale ayant le potentiel d’être à peu près définitive, c’est un endiguement réussi. À cause du caractère mauvais et furtif du SARS-CoV-2, ce n’est pas possible.
La majorité des autres stratégies déployées laissent le gros de la population “susceptible”. Donc même en redescendant à une poignée de cas déclarés, une ré-éclosion massive est toujours possible. Bref, nous devons nous organiser pour dompter la maladie pendant des mois, idéalement sans à avoir à s’enfermer de nouveau.
Par ailleurs, la crise que nous venons de vivre a mis en évidence un nombre colossal de vulnérabilités de nos sociétés. Même si la tentation va être forte pour certains de reprendre comme si de rien n’était, la pression va être très forte, doit être très forte pour se demander ce que cette crise signifie pour nos sociétés.
Un contexte et une bifurcation
L’image qui coiffe ce billet est tirée de La fin des certitude, un livre d’Ilya Prigogine. C’est avant tout au sujet de la thermodynamique, mais l’auteur a toujours souligné à quel point ces principes “naturels” offrent un cadre de réflexion plus macroscopique. Depuis Newton et Descartes, notre psychée collective est bercée de causalité et de déterminisme… et donc de certitudes. L’approche thermodynamique souligne à quel point certains processus sont tout sauf déterministes, de moindres variations dans les conditions initiales peuvent complètement modifier le résultat; on entre alors dans un environnement incertain, principalement basé sur des probabilités. C’est là où nous sommes actuellement, c’est avec ça que nous devons nous diriger dans les mois à venir: de l’incertitude, des probabilités ténues, des liens de causalités flous.
C’est dans ce contexte que se produisent les bifurcations: quand un système devient instable, un déclencheur va amener le système à trouver un nouvel état stable. Bien souvent, plusieurs nouveaux états sont possibles et le “choix” se fera selon des fluctuations, des variations infinitésimales des conditions initiales. C’est pour cela qu’il devient crucial de comprendre le contexte: il est à la fois source de compréhension de l’instabilité du système et des conditions initiales de la bifurcation.
Le contexte
Comparé à d’autres bifurcations significatives et récentes (chute du mur de Berlin, attentat du 11 septembre) celle que nous vivons est d’une ampleur et d’une nature inédite: l’ensemble de la planète est en quasi-synchronicité dans notre effarement collectif et le coté “naturel” de cette crise (pas une guerre, pas un acte humain directement) fait que n’importe qui peut sentir son univers proche ébranlé. Même si, comme toujours, les plus vulnérables écopent en premier, les plus privilégiés ne peuvent se considérer hors d’atteinte (la frivolité de Boris Johnson l’a bien démontré).
Je n’adhère pas au narratif voulant que la Terre nous met au défi ou se “venge” du traitement qu’on lui fait subir. En revanche, il faut comprendre que ce sont bien des décisions humaines qui ont fait cette crise. Les politiques publiques qui ont cherché l’optimisation à tout prix et rendu les systèmes de santé vulnérables à des crises pourtant annoncés. L’économie de marché poussée à son maximum dans le juste à temps, dans la concentration et dans la dépendance extrême entre systèmes. L’organisation sociale qui tolère qu’une large partie de la population soit laissée dans une vulnérabilité extrême à n’importe quel aléas. Nous sommes prêts à accepter d’avoir des itinérants dans nos villes… jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’ils sont “un enjeu de santé publique”. Nous sommes prêts à accepter que des millions de personnes succombent annuellement à la pollution car c’est le prix à payer pour que l’économie roule, alors maintenant que l’économie est arrêtée, que fait-on alors?
Tous ces éléments de contexte sont importants dans la crise que nous vivons actuellement car ils mettent en valeur l’instabilité de notre système face à des facteurs externes. La majorité des enjeux précédents sont l’expression de valeurs sous-jacentes à nos décisions passées (pensez rationalisation, mondialisation, déréglementation, etc.) qui sont de facto remises en cause.
Prenons un exemple: ce qu’a mis en évidence la crise actuelle, c’est le manque de compréhension, je dirais même le refus, des faits scientifiques par certains de nos décideurs. La COVID-19 a deux facteurs qui rendent son compréhension difficile: la croissance exponentielle (expliquée précédemment) et la latence entre la réalité, l’observation et la correction (le temps entre la mise en place de mesures correctives et l’amélioration réelle et observable). Des dirigeants ont regardé leurs chiffres nationaux, souvent une poignée de cas, et ils ont rassuré leur population: ne vous inquiétez pas, on gère! Parfois ils déclaraient l’état d’urgence le lendemain! On en rirait dans une pièce de théâtre, c’est beaucoup moins drôle dans la réalité.
Maintenant peut-on imaginer une crise de nature similaire, la même dynamique de latence, mais au lieu que ça se compte en semaines, comme en ce moment, ça se compterait en décennies: ce que j’observe actuellement est la conséquence de ce qui a été fait il y a 20 ans, et les actions que je prends aujourd’hui n’auront d’effet visible que dans 50 ans. Oui, je parle des changements climatiques.
La réaction proprement lamentable de certains gouvernements “leader du monde” (France, Royaume-Unis, États-Unis, etc.) souligne à quel point, en tant que sociétés, nous sommes totalement inaptes de réagir adéquatement à des menaces de grande envergure et pourtant parfaitement prévisibles. Personnellement, c’est ce qui me terrifie le plus dans la crise que nous vivons actuellement.
Les dirigeants en question avaient tout à perdre à ne pas prendre la menace au sérieux: l’économie, la vie de leurs concitoyens et surtour leur crédibilité comme dirigeant. Alors pourquoi avoir agi en dépit du bon sens? Parce que cette menace remett en cause tellement de valeurs et de principes qui servent de fondements aux prises de décisions dans nos pays pour qu’il soit acceptable de la voir. Pourtant elle est bien là.
Une bifurcation
Nous avons donc toutes les conditions réunies pour une bifurcation. Le système monde (et plus particulièrement le système occident) a été amené en dehors de sa zone de stabilité et il va donc être nécessaire de retrouver un autre régime stable.
Une bifurcation peut prendre plusieurs formes. Une révolution en bonne et due forte est le moyen le plus évident. Une guerre aussi. Dans d’autres cas, ça peut être plus subtil, ce fut généralement le cas récemment. Sans faire un cours d’histoire (j’en serai bien incapable), la chute du mur de Berlin a eu toutes sortes de répercussions peu visibles et pourtant énormes. Par exemple, en confirmant la possibilité d’échanges commerciaux internationaux et d’accords économiques multilatéraux de grande envergure, il a été possible de créer le niveau d’intrication mondiale qui nous coûte tant dans la situation actuelle (oui, je simplifie horriblement, pardon pour les âmes sensibles). De même, les attentats du 11 septembre ont certes amenés des guerres locales (Irak et Afghanistan), mais ils ont aussi amené une série de prise de décisions qui a ont des effets très directs sur nos vies, notamment sur le niveau de surveillance admissible par certains gouvernements qui furent “en guerre contre le terrorisme”.
Quel type de bifurcation aurons-nous ici? Il se peut que dans certains pays, ça se traduise par des coups d’état voire des guerre. Dans nos sociétés, la crise COVID-19 aura eu l’effet d’une douche froide. Au Québec, la manière dont le gouvernement gère la crise aura plus pour effet de renforcer les institutions plus que de les affaiblir. Par conséquent, je m’attends plus à une série de décisions a priori opérationnelles mais avec des conséquences profondes. Ces décisions seront prises dans le cadre d’une tentative de relance de l’économie et du développement de stratégies pour éviter que ce que nous avons vécu se reproduise. Et cela va se passer dans les toutes prochaines semaines; si on veut en discuter, c’est donc maintenant que ça devrait se passer.
Tout ceci est un peu théorique, voici donc un exemple plus concret.
Isolement et suivi de contact
Pour reprendre le fil des événements de la crise: la stratégie de suppression par confinement est efficace et permettra de revenir prochainement à des niveaux assez faibles de nouveaux cas, si la population continue à suivre les prescriptions d’isolement. Cependant, cette stratégie laisse la majorité de la population susceptible, c’est-à-dire non immunisée, et donc sujette à une nouvelle éclosion et rebelote : confinement, etc. Personne ne veut cela.
Tel qu’expliqué par plusieurs articles, une fois la situation sous controle (nombre de cas et hospitalisations), il faudra deux autres critères: capacité de test et suivi de contact, auquel j’ajouterai, pour faire bonne mesure, s’assurer que les personnes malades restent en isolement complet. C’est ce que je présentais, dans mes stratégies, comme l’étouffement ciblé. Plutôt que d’appliquer une méthode de manière indistincte (isolement pour tous), on vise à contenir la maladie en débusquant très rapidement les nouveaux cas et en les isolant.
La capacité de test devrait venir, du moins je l’espère; au Québec, nous faisons déjà bonne figure. L’idéal serait que les tests en 5 ou 15 minutes qui sont annoncés soient une réalité prochaine.
Surveillance douce
La capacité de traçage et du respect de l’isolement représentent un élément plus complexe car lié à l’organisation sociale. Juste pour mettre la table, il semble que les outils disponibles avec cette stratégie d’étougffement sont à peine suffisants pour contenir la résurgence de la maladie. La Corée du Sud, un des bons élèves avec cette stratégie, demeure avec une moyenne de 70-80 nouveaux cas par jours (pas mal sont exogènes toutefois) et ils font plus que du test and trace: les normes sociales sont fortement tournées vers un respect des consignes de port du masques et de distance physique (par exemple les asiatiques sont en général moins enclins à se toucher ). Bref, même bien appliquée et combinée à d’autres tactiques de ralentissement, la Corée du Sud demeure sur le fil.
Les pays asiatiques ont appliqué le test and trace d’une manière assez dirigiste, principalement en appliquant un suivi à l’aide d’applications mobiles. Les personnes malades ont pour obligation d’installer ces applications, dès que l’application cesse de transmettre des informations ou montre un déplacement, les autorités appellent voire se présentent au domicile. La Chine a également mis la reconnaissance faciale au service de la situation: les caméras de surveillance extérieures peuvent reconnaitre les délinquants et leur mettre une amende. Pour le contact tracing, le fonctionnement est moins clair, mais il semble que plusieurs pays asiatiques poussent l’installation d’une application de suivi. Lorsqu’une personne est déclarée positive, les autorités peuvent directement remonter les lieux visités voire les personnes rencontrées.
J’ai vu certaines de ces méthodes être appelées “surveillance douce”. J’ai aussi entendu des personnes, a priori opposées à ce genre d’approche, se prononcer en faveur de l’obligation d’installer une application de suivi pour les malades confirmés. La peur, l’impact sur l’économie nous amènent à envisager les choses différemment. On a tous vu des articles sur des propositions d’applications mobiles développées ici et là en ce sens.
Là encore, le contexte joue énormément: nous sommes déjà sous surveillance constante. Nos déplacements, ce que nous cherchons sur internet, ce que nous disons à proximité de toutes sortes de bidules intelligents. Tous cette surveillance se fait avant tout pour créer des profits pour des entreprises; quel est le problème d’appliquer ces méthodes pour le bien commun?
Un certain mal-être est largement exprimé dans le fait d’être ainsi constamment sous “surveillance douce”, pas besoin de citer Foucault ou Morozov pour le ressentir. C’est facile de caricaturer ceux qui agitent le drapeau rouge de la Chine comme exemple à ne pas suivre, mais la réalité c’est que rien dans les dernières années n’a réussi à repousser l’invasion constante et systématique de notre univers personnel par une forme de surveillance insidieuse et la financiarisation de nos données et je ne vois pas comment ce mouvement s’arrêterait. Le fait que des institutions publiques utiliseraient les mêmes procédés serait une légimitisation évidente. Le simple fait que les gouvernements utilisent déjà les analyses de Google concernant le respect du confinement en utilisant les données de géopositionnement des gens va déjà dans cette direction.
Une bifurcation (parmi d’autres) vers la nouvelle normalité se trouve là: légitime-t-on la surveillance douce? Si la réponse est positive, on accentue une tendance déjà présente, le capitalisme de surveillance aura de beaux jours devant lui. Dans le cas contraire, on crée un précédent, on brise la tendance existante: même au nom de la santé publique, on peut choisir de faire autrement. On choisit consciemment de refuser un procédé largement répandu, ce faisant on souligne l’aspect néfaste de ce procédé.
Solidarité et liens humains
Évidemment, il existe 50 nuances de surveillance, ce ne sera probablement pas oui ou non. Mais avant d’entrer dans les nuances, quelles sont les alternatives? Comment faire autrement que de pucer les gens?
Il n’existe pas une réponse et clairement l’ingéniosité de la population devrait être mise au service de ce genre de question. Cependant, je pense qu’il faut partir de la base: la solidarité. L’a priori devrait être que les personnes qui ne respectent pas les prescriptions d’isolement ne le font pas par imbécilité voire méchanceté. Leur a-t-on demandé? N’y a-t-il pas là une part de personnes dans des situations difficiles? Peut-on travailler sur les liens à l’échelle locale pour supporter les personnes seules, vulnérables, leur offrir de l’aide? Envisager comment les dynamiques de quartier peuvent être mises au service du respect des règles que nous devons suivre dans cette situation.
L’idée ici n’est pas d’être dans la délation et une dynamique répressive à l’échelle du voisinage, mais au contraire dans une dynamique empathique et de support. Ce n’est surement pas une baguette magique qui fera disparaître la COVID-19, et comme je le disais, ça nécessiterait de mettre au service de cette optique l’ingéniosité de bien plus de monde. Mais je suis certain qu’en partant du lien humain plutôt d’envisager immédiatement la solution technologique et des formes de coercition, on changerait complètement la dynamique. Ici on prendrait une bifurcation vers l’humain.
J’en profite pour souligner le travail du Comité d’éthique de santé publique et de la Commission de l’éthique en science et en technologie qui ont produit un document pour commencer la réflexion et qui met notamment la solidarité comme un élément important à prendre en considération quand plusieurs valeurs sont en tension (e.g liberté indiviuelle vs santé publique).
Des enjeux complexes dans l’urgence
La technologie peut venir en support, ensuite. Comme je le disais, il existe 50 nuances de “surveillance” ou plus précisément de collecte de données pertinentes. La clé est de comprendre que certaines décisions d’ordre techniques sont tout sauf anodines. Elles ne peuvent pas être laissées dans les mains de gens techniques, aussi bien intentionnés soient-ils, idéalement ces décisions ne sont pas prise entre quatre murs, par une poignée de personnes, là encore aussi bien intentionnées soient-elles. Ce sont des décisions sociales.
L’aspect technologique est “facile”. Créer une application mobile qui suit le monde, c’est à peu près donné à n’importe quelle agence de développement. Le cadre dans lequel de telles données peuvent être collectées et utilisées, du monde s’arrache les cheveux dessus depuis des années sans arriver à des solutions complètement satisfaisantes. Ne serait-ce qu’au Canada, des Michael Geist, Teresa Scassa et Tracey Lauriault écrivent dessus régulièrement. Il n’y a pas une bonne réponse.
Certains facteurs peuvent aider: des données stockées/cryptées sur le téléphone (ou sauvegardées sur une infrastructure protégées non accessible autrement que par l’utilisateur) plutôt que d’avoir une transmission permanente à un serveur; absence de centralisation et de sauvegarde des données; décision volontaire et consciente de partager les données selon des modalités clairement définies (suppression après usage, partage au milieu de la recherche selon certaines conditions, etc.), tous ces éléments changent la dynamique, passant d’un état de passivité complète dans les modèles à la Facebook à un contrôle actif dans ce qui pourrait se faire. En bout de ligne, cette crise pourrait être l’occasion de montrer à certains acteurs privés comment les données devraient être gérées; là encore, ce serait un renversement de tendances déjà bien ancrées.
Bref, dans le cas qui nous occupe (et nous maintient à la maison) les technologies numériques sont utiles, possiblement nécessaires, mais pas suffisantes. Et des décisions a priori opérationnelles (où sont stockées les données) sont, du fait de la situation de crise dans laquelle nous sommes, des choix importants.
Ces discussions doivent se faire en amont. Je vois actuellement au Québec une volonté de rouvrir la machine. C’est normal et nécessaire, bien des gens souffrent de la situations actuelle. Mais je ne vois pas de discussion sur comment nous allons gérer la suite. Je sens comme une pensée magique que si les gens se tiennent à deux mètres les uns des autres, ça ira bien. La suppression de l’épidémie par un confinement généralisé était la partie relativement facile, surtout pour l’Amérique du Nord qui a été la 3ème vague à l’échelle mondiale; la recette était connue, les effets prévisibles.
Il n’y a pas de recette pour contenir la seconde vague. Les pays asiatiques continuent à souffrir de la situation et ce, malgré des méthodes strictes et dirigistes. Le pire qui pourrait arriver est de se lancer dans une réouverture, de manière un peu naïve, et se retrouver à mettre en place des approches dans la panique… par exemple de la surveillance à tout va. Il faut reconnaitre que nous entamons la partie difficile de la game, celle où il y a le plus d’incertitude.
Notre avenir commun
La nouvelle normalité que nous allons construire dans les prochains mois va représenter une bifurcation pour nos sociétés. Mon évaluation est que ce sera une bifurcation à bas bruit, qui sera un cumul de centaines, des milliers de décisions a priori peu glorieuses: comment faire de suivi de contact, redéveloppe-t-on des capacités logistiques stratégiques ou délégue-t-on ça à Amazon, réévaluons-nous l’espace laissé aux piétons (vs transports motorisés) pour qu’ils ne soient pas entassés, etc. Ces décisions sont, dans la vision de Prigogine, les fluctuations dans les conditions initiales… à la différence que nous ne sommes pas des particules se déplaçant aléatoirement. Cette bifurcation décidera non seulement de comment nous sortirons de la crise actuelle, mais comme nous aborderons les suivantes ainsi qu’un bon nombre d’enjeux que nous trainons depuis trop longtemps, comme l’itinérance.
Veut-on des “solutions” ou veut-on bâtir de la résilience et de la solidarité? Veut-on suivre nos peurs individuelles ou agir collectivement? C’est à ces questions que nous devrons répondre.
Il est important d’être conscient de la latitude que nous avons ici, malgré le risque, malgré l’épée de Damoclès qui va nous suivre pendant plusieurs mois. Je ne peux m’empêcher de regarder du coté de la Suède qui a rejeté l’option du confinement. Le point n’est pas nécessairement de savoir si leur stratégie marche aujourd’hui que de souligner que malgré la vague de peur mondiale, ils ont évalué la situation et ont jugés qu’ils pouvaient essayer une autre voie.
Ce n’est pas parce que, par exemple, la terre entière choisirait une approche de “surveillance douce” qu’il n’existerait pas d’autre approche.
On entend depuis quelques semaines les tambours de la fin du capitalisme. Peut-être… en même temps toutes les propositions que je lis sont finalement très vagues sur le modèle de remplacement. Et malgré certaines limites que la crise a souligné dans la version du capitalisme dans laquelle nous vivons, j’ai du mal à voir un effondrement poindre à l’horizon. L’approche de bifurcation souligne surtout que le système dans son état actuel est instable et qu’il va naturellement chercher une nouvelle stabilité, ça ne veut pas dire qu’on met tout à terre pour recommencer de zéro. Les méthodes de relance post-COVID vont se baser sur le modèle passé et il n’y aura pas de recette magique pour un nouveau monde.
Deux choses me semblent certaines toutefois:
- On ne peut pas continuer à soutenir un système incapable de répondre adéquatement à une menace comme celle que nous vivons actuellement, qui ignore délibérément un abîme pourtant à portée de main et évident.
- Les décisions pour changer ce modèle ne seront pas de choix grandiose, ce ne sera pas une révolution. Ce sera la somme de petites décisions, a priori terre à terre. Il faut trouver dans ces décisions ce qui répond à nos besoins actuels tout en remettant en cause le système actuel inapte à répondre aux défis de l’avenir.
(…) le possible est “plus riche” que le réel. L’univers autour de nous doit être compris à partir du possible, non à partir d’un quelconque état initial dont il pourrait, de quelque manière, être déduit.
La fin des certitudes, Ilya Prigogine, 1996