Lorsque je lis certains medias ou que j’écoute certaines personnes, j’ai l’impression que mon travail, fonctionnaire, et pour être précis gestionnaire fonctionnaire, est la pire engeance sur terre, un ramassis de ce qui se ferait de pire comme parasite de la société: grassement payé à ne rien faire outre prendre des mauvaises décisions pour nuire. J’exagère à peine certains commentaires entendus.
Pourtant quand je me regarde dans le miroir le matin, je suis content de mon travail et parmi mes collègues je sens surtout la volonté d’améliorer notre ville. J’ai donc décidé de marcher sur la fine ligne du devoir de réserve (non pas que je vais parler politique, mais dans la fonction publique, la politique ou l’interprétation politique n’est jamais loin) pour parler un peu de mon travail, pourquoi je pense qu’il est important et pourquoi j’invite quiconque à envisager la fonction publique municipale ou à tout le moins à la considérer positivement malgré toutes les imperfections que l’on peut constater au quotidien.
À propos de moi
Je ne me suis jamais vu comme ayant le potentiel d’être fonctionnaire. Avant d’être à la Ville de Montréal, j’ai principalement travaillé dans des organisations relativement petites (entre 3 et 200 personnes) sauf un douloureux et court passage dans une grande firme de consultation au début de ma carrière. J’ai toujours valorisé l’autonomie dans mon travail, ce qui ne me prédisposait pas, a priori, à travailler dans une bureaucratie, publique ou privée. Enfin j’ai souvent besoin de “nouveaux défis” ce qui ne m’amène pas à penser ma carrière dans une même organisation. Bref, je suis venu à la fonction publique par intérêt pour ma ville.
Le contraste entre la perception négative véhiculée et mon quotidien m’a particulièrement frappé récemment alors que j’ai assisté au départ à la retraite de plusieurs “piliers” de l’organisation. Des personnes qui ont dédié leur vie à leur ville et qui ont le citoyen tatoué sur le cœur. J’ai découvert des personnes qui avaient poussé corps et âmes pour des grands projets, comme la transformation du centre d’enfouissement Miron, une des pires balafres sur l’île en ce qui est maintenant le parc Frédéric-Back, un des plus grand parc de Montréal avec celui du Mont-Royal. J’ai compris que bien des personnes qui restent à la ville pendant toute leur carrière le font plus par conviction que par peur du privé ou en pensant à leur retraite. Est-ce que les ronds de cuir existent? Oui, certainement! Est-ce que c’est la norme: non.
Récemment il y a eu un petit exercice d’évaluation de la satisfaction à l’interne. Même si tout le monde, y compris les fonctionnaires eux-mêmes, peste contre telle ou telle chose qui ne va pas à la Ville, la réalité est que les employés sont généralement engagés dans leur travail. Pour une grosse bureaucratie comme une grande ville, on s’en sort plutôt bien. Pour avoir dans ma vie une personne travaillant dans le secteur de la santé, je peux dire que la ville semble bien plus fonctionnelle!
Une grosse machine
Certaines réalités sont incontournables: à 20 000 employés, sans compter tous les contractants, on parle d’une grosse machine. Grosse et interconnectée: une équipe seule ne peut quasiment rien faire. Est-ce qu’on souffre de bureaucratite? Oui. D’un autre coté, j’ai beau être un adepte de l’holacratie et autres modes de gouvernance décentralisés, j’ai du mal à imaginer comment de telles approches pourraient être appliquées dans une organisation de la taille et de la complexité d’une grande ville. Malgré l’impression de lenteur, l’organisation est en constant changement, en constante adaptation dans un environnement où tout se tient: il n’est pas possible de penser mobilité sans penser logement, transition écologie, équité sociale, accessibilité universelle, sans parler du cadre légal, etc. Pareil pour n’importe quel autre sujet. Souvent, quand un projet rate un morceau, on s’afflige: comment a-t-on pu oublier cela? La ville est incompétente, etc. On éclipse ainsi tout ce qui a été pensé correctement, tous les autres projets où tout a été pensé comme il se doit, etc.
Est-ce acceptable de livrer quelque chose qui ne prend pas en compte l’accessibilité universelle au motif qu’il y a des dizaines d’autres choses auxquelles penser? La réponse est évidemment non. Le point que j’essaie de soulever ici, c’est qu’il est effectivement et réellement difficile de faire vite, bien, complet et pas cher dans un contexte où tout se tient, où les besoins de tous doivent être pris en compte.
Dans le privé, la vie est un peu plus simple. Uber ne s’inquiète pas trop de l’accessibilité universelle. AirBnb ne s’inquiète pas trop des locataires qui voient leur loyer hausser. Du moment qu’ils ont ciblé une clientèle suffisamment bien définie et avec des besoins assez uniformes, ils peuvent concentrer toutes leur énergies sur ces besoins. À contrario, la ville doit répondre à tous les besoins non répondus. Et ils sont nombreux, et ils sont en augmentation. Car les villes se retrouvent de manière croissante à répondre aux toutes autres tâches connexes, à gérer tous les enjeux qui ne sont pas ou peu traités par les paliers supérieurs. Alors qu’il y a 50 ans, les villes c’était surtout faire de l’asphalte, collecter les poubelles et gérer les infrastructures d’eau, maintenant l’organigramme de la ville montre une couverture bien plus étendue. Alors que les bibliothèques, c’était initialement prendre et rendre des livres, c’est maintenant un guichet multiservices.
Et tout cela, dans des volumes qui dépassent l’entendement: au-delà du 1.7 millions de résidents de Montréal (2 millions pour les services d’agglo) ce sont des milliers de kilomètres de rue, de trottoir, d’égouts, d’aqueduc, des centaines de milliers d’arbres, de livres, d’interventions de pompiers, de trajets de camions de chargement de la neige chaque année et j’en passe. Regardez un segment de rue simple: il doit faire quelques centaines de mètres. Regardez tout ce qu’on trouve dans ce segment de rue qui doit être entretenu et dites-vous qu’à Montréal il y a des milliers de kilomètres de ça. Et encore, vous ne voyez pas ce qu’il y a sous terre. 20 000 employés ça semble énorme, c’est plus que la population de bien des villes au Québec, mais en réalité, chaque tâche est réalisée par un nombre très limité de personne et bien des employés sont vraiment multitâches.
J’ai la chance de recevoir régulièrement des délégations d’autres villes pour leur présenter le fonctionnement de Montréal. À chaque fois, pour le plaisir, je leur explique le fonctionnement du déneigement et de l’enlèvement de la neige. Et à chaque fois c’est un ébahissement complet: peu d’autre ville s’imaginerait se lancer dans des opérations de cette envergure. Histoire de donner une ordre de grandeur, pour la saison 2018-2019, on parle de 344 000 trajets de camion pour enlever la neige. Je ne détaille pas le balai artistique et la coordination nécessaire pour que la neige soit mise dans le camion, la encore sur des milliers de kilomètre. Dans ce contexte, passer du mode “enlèvement de la neige” au mode “briser la glace au sol” ne se fait pas en postant un message Facebook. Alors oui, parfois ça rate, oui parfois une chenillette arrache un vélo, oui certains opérateurs sont peu regardants, mais dans l’ensemble ça prend un effort et un professionnalisme considérable.
Bref, malgré la grosseur de la machine, les contraintes à n’en plus finir, la ville tourne. Parfois elle tourne un peu carrée, mais elle tourne mieux que bien d’autres organisations. Parfois je demande à des personnes qui se plaignent de la ville quel pourcentage de leurs projets finissent “on time, on budget”. La réalité est que si on applique les critères de succès de bien des entreprises privées, la ville ne se débrouille pas si mal. La principale différence : quand la ville rate un projet, c’est à la vue de tous alors que bien des entreprises peuvent se permettre d’enterrer leurs erreurs loin des yeux, loin du cœur.
La loi des conséquences inattendues
Dans un système aussi complexe qu’une ville, la loi des conséquences inattendues est la norme. Qu’est-ce que la loi des conséquences inattendues? L’ensemble des logiques contre-intuitives, faciles à dire à posteriori mais pas à priori. De la congestion? On va faire plus de routes! Un an plus tard, la congestion est pire! La faute à la demande induite. La loi des conséquences inattendues a deux effets. Le premier est l’immense difficulté à faire comprendre que certaines actions, bien que pouvant sembler contre-intuitives, fonctionnent. Baisser la vitesse sur les routes pour baisser la congestion? Ça marche. C’est documenté, mais ça reste toujours extrêmement difficile à faire passer car c’est contre-intuitif. Ainsi bien des recettes éprouvées tardent à être déployées à cause d’une perception négative… et erronée.
L’autre conséquence: quand on sort des recettes connues (et généralement imparfaites), on ne sait jamais ce qui va arriver. Dans un contexte où certains sont très prompts à critiquer, à dire “c’était évident que c’était une mauvaise idée”, proposer des nouvelles façons de faire est très risqué. La nouveauté qui rate peut parfois se payer chèrement. Malheureusement, la culture du risque, de faire différemment, ne peut pas venir uniquement de l’intérieur de l’organisation: tant que les échecs seront soulignés au marqueur à la première occasion -avec comme sous-entendu que les responsables, que les fonctionnaires sont incompétents, tant que les réussites seront ignorées ou considérées comme normales, on restera dans une dynamique foncièrement semblable. Bref, les améliorations ne doivent pas se faire uniquement à l’intérieur de la machine.
Je parlais plus haut des délégations. On ne se rend pas compte du nombre de villes qui nous envient. Des villes qui nous demandent notre recette pour faire tel projet, pour réussir telle transformation, etc. C’est facile de voir ce qui ne va pas, difficile de voir ce qui fonctionne bien. Tout comme nous-même nous envions bien des villes pour leur succès. Parfois je suis témoin (ou même je participe) de la résolution de problèmes impossibles, les gens s’arrachent les cheveux pour que ça marche, parfois ce qui est mis en place est presque parfait, parfois c’est juste le moins pire des scénarios; mais ce qui va sortir c’est la petite chose qui est allé de travers. Ça brise le cœur.
La suite…
À me lire, il serait possible de penser qu’il n’y a pas de solution, qu’il faut prendre les choses comme elles sont, avec leurs imperfections. Ce n’est pas le cas. Depuis que je suis entré à la ville, j’ai vu les choses changer. Le taux de réalisation des projets a quasiment doublé, ce qui veut dire que beaucoup plus de projets sont réalisés. Évidemment, c’est difficile à percevoir de l’extérieur: certaines infrastructures ont malheureusement un tel passif qu’il faudra 10 ans voire plus pour revenir à un niveau considéré comme normal. Aussi frustrants soient les nids-de-poule, ce ne serait pas non plus avisé de concentrer toutes les ressources là-dessus… et pourtant je suis le premier à m’en plaindre quand je me brise les poignets dessus à vélo. Toujours est-il que la Ville a acquis une certaine vélocité en projet, ce qui est un point assez important. Le second point, qui est en travail, c’est d’augmenter le niveau d’agilité ; une fois que l’on va vite, il faut apprendre à changer plus rapidement de direction. Dans un contexte où les investissements s’étendent sur de nombreuses années, c’est un enjeu mais ce n’est pas impossible. C’est aussi là qu’avec mon équipe nous entrons en jeu -mais pas seulement. Être véloce et agile, pour une bureaucratie, c’est un pari, mais c’est nécessaire. En fait, l’objectif est de faire de la Ville une organisation humaine et opposée à la définition de bureaucratie d’Hannah Arendt (voir ci-dessous); et je pense que la majorité des employés de la ville souhaite cela.
Je n’ai pas la prétention de faire que le monde va changer massivement d’avis au sujet des fonctionnaires, mais j’espère que certains regarderont les choses un peu différemment lorsqu’ils entendront parler de la fonction publique, qu’ils verront les projets qui se font dans la rue comme le travail de personnes qui croient en ce qu’elles font. Ce serait déjà un bon début!
(…) dans une bureaucratie pleinement développée, il ne reste plus personne avec qui l’on puisse discuter, à qui l’on puisse présenter des griefs, sur qui les pressions du pouvoir pourraient être exercées.
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence