Cet article est le cinquième d’une série en 6 parties
- 1ère partie: Introduction
- 2ème partie: Le moteur du changement
- 3ème partie: Création très destructrice
- 4ème partie: La voiture autonome
- 5ème partie: Des sirènes et des plateformes
- 6ème partie: Conclusion
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Comme expliqué dans les deux articles précédents, la capacité de destruction d’emploi des technologies numériques est impressionnante. Certains y voient l’avènement d’une société des loisirs comme l’économiste John Keynes l’anticipait. Si des automates font une large partie de notre travail, si grâce aux machines les coûts de production diminuent nettement, si les machines démultiplient le travail humain, alors les humains auront juste à travailler moins, non? Keynes envisageait une semaine de 15 heures. Je ne serais pas contre.
Mais ceci n’est possible que si les bénéfices du numérique se répartissent suffisamment uniformément pour que la grande majorité puisse subsister avec une paie de 15 heures. Ce n’est pas ce que nous voyons actuellement; ce que nous voyons, c’est que l’avènement du numérique concentre la richesse générée dans les mains des possesseurs de ce que Jaron Lanier1 appelle les serveurs sirènes, en référence aux femmes-oiseaux attirant à elles les marins dans l’Odysée d’Ulysee. Pourquoi ce parallèle? Parce que ces serveurs atteignent une masse critique qui fait qu’ils attirent tout à eux au point de pouvoir controler l’ensemble de leur domaine, souvent loin devant leurs compétiteurs. On pense évidemment aux monstres des Internets: Google, Amazon ou Facebook; mais dans les domaines non web on retrouve des situations similaires: commerce de détail avec Walmart, Monsanto dans le domaine de l’agriculture, assurance ou finance avec des cartels qui se partagent un gros gâteau.
Ces mastodontes ont en commun d’utiliser des technologies nouvelles dans le domaine (Walmart pour des technologies d’approvisionnement, Monsanto avec ses OGM) pour 1. dominer leur domaine et 2. repousser le risque à l’extérieur de leur sphère d’influence, leur permettant ainsi d’engranger d’immenses richesses tout en rejetant les externalités sur le reste du système.
Une fois dans cette position dominante, sans avoir besoin d’être un vrai monopole, il est possible de manipuler l’environnement puisque tout passe par eux: Google est internet, ce que Google montre existe, ce que Google relègue en bas de classement n’existe pas… comme le dit l’adage, on ne sait pas ce qu’on ne sait pas. Facebook tient en otage une certaine forme de relations humaines faisant ainsi reposer son existence sur un chantage affectif: reste avec moi si tu veux savoir ce que disent/font des amis. Une fois que des serveurs sirènes font leur apparition dans un domaine, il est très difficile de leur échapper et les capacités technologiques leurs permettent d’avoir un niveau de contrôle élevé, le tout avec une quantité de main d’oeuvre relativement limitée quand on considère leur influence.
Le plus cocasse dans l’histoire, c’est que dans certains cas, comme Facebook, la valeur de ces serveurs sirènes tient à ce que “nous” mettons dedans. Sans l’apport de notre caquetage incessant (et souvent peu intéressant) mais surtout fournit gratuitement, Facebook et Google auraient nettement moins de valeur.
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Une autre manière de voir les choses est le concept de plateforme de Steven Johnson dans Where good ideas come from. Johnson prend comme exemple le corail: les polypes développent leur squelette pour leur propre besoin, mais créent au passage une plateforme de vie pour des milliers d’autres espèces.
Selon Johnson, les grandes idées technologiques consistent également à faire des plateformes. L’exemple désormais classique est celui de Twitter qui en permettant l’accès à son contenu par des API (donc rendant l’accès possible par d’autres moyens que son propre site web) a créé un écosystème riche permettant le développement de la plateforme en plus de plusieurs autres companies (on reconnaitra au passage l’analogie biologique qui est omniprésente dans le monde technologique…)
La différence majeure entre le corail et Twitter (et de nombreuses autre plateformes technologiques), c’est que dans le second cas c’est fait à dessein: du jour au lendemain, Twitter peut décider de limiter les accès, essayer de tirer une rente de sa situation, se comportant alors plus comme un parasite que comme un support. Le corail est neutre, Twitter ne l’est pas.
Le logiciel libre, comme Linux, peut être considéré comme une plateforme neutre; chacun y contribue pour sa propre utilité et cela bénéficie à tout le monde (bien que ce ne soit pas sans problème, voir article à suivre). Mais les plateformes dont le rôle est de concentrer un flux quelconque (souvent un flux d’information) pour en tirer un bénéfice (par exemple sous forme de publicité) a beaucoup trop d’intérêts à controler ledit flux, au détriment des autres. Comme le notait récemment Tim Berners-Lee, Internet a été designé pour être décentralisé, mais force est de constater que les solutions centralisatrices dominent désormais le paysage. Fut une époque nous avions des blogues où coexistaient un écosystème de solutions hébergées (Blogger, Blogs, et autres dont j’ai oublié le nom) et des blogues indépendants (comme l’est dataholic.ca); les auteurs avait un controle possible sur l’utilisation de leur contenu et leurs informations. Aujourd’hui nous avons Facebook.
C’est pour cela qu’en l’état l’analogie des sirènes est plus appropriée pour la majorité des services qui se montent de nos jours: ils ne visent pas à être neutre, ils visent à dominer un flux d’information à leur avantage, à concentrer la richesse ainsi créée dans les mains d’un nombre relativement limité de personnes controlant les noeuds clé par lesquels passe cette information. C’est un des moyens par lequel s’actualise la consécration du winner-take-all à l’échelle mondiale; le tout rendu possible par le numérique.
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For instance, networked finance kept on pretending it could eject risk out in the economy at large, like a computer radiating waste heat with a fan, but it became as big as the system. The computer melted.
Jaron Lanier, Who owns the future
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1 Je n’aime pas vendre à rabais le contenu d’un livre; bien que j’utilise à plusieurs reprises les idées de Lanier dans cette série d’articles, sache, lecteur, que je le fait de manière très superficielle et l’axe de réflexion qu’il mène va beaucoup plus loin. Je ne saurais trop t’inviter à lire son livre si le sujet t’intéresse.